Werner Herzog, 68 ans et une soixantaine de films au compteur, est le cinéaste bavarois le plus explosif que l'on connaisse. De fictions en documentaires, d'Aguirre, la colère de Dieu (1972) à
Grizzly Man (2005), ce baroudeur prométhéen, partenaire électif de l'halluciné Klaus Kinski, n'a jamais eu qu'un objet de prédilection : l'exploit. Artistique, sportif, scientifique,
linguistique, mental, physique, peu lui chaut, dès lors qu'il met en jeu la tension, et souvent la folie, par laquelle l'homme cherche à dépasser ses propres limites. C'est qu'au bout de la
chaîne, réussite ou échec, se tient toujours l'impénétrable mystère de notre présence au monde.
La Grotte des rêves perdus, son nouveau documentaire, joint l'exploit au mystère. L'exploit, dont Herzog peut et ne manque d'ailleurs pas de s'enorgueillir, consiste à avoir arraché aux autorités
compétentes l'autorisation de filmer sans doute pour la dernière fois la grotte Chauvet.
Dernière, mais pas première, comme l'affirme un peu vite le film, puisque le réalisateur Pierre-Oscar Lévy l'y avait précédé dès 2000. Ce lieu situé en Ardèche, extraordinairement protégé en
raison de sa fragilité, regroupe l'ensemble de peintures pariétales le plus ancien au monde, un trésor de l'humanité riche de quelque quatre cents oeuvres datant d'il y a plus de trente mille
ans. De quoi faire passer les croquis de Lascaux, qui remontent à dix-sept mille ans, pour de l'art moderne.
Le mystère est quant à lui partout dans le film. Du miracle de la préservation de ces peintures jusqu'au signe fascinant que nous envoient à travers elles nos ancêtres Sapiens, en passant par la
remise en question de la théorie sur le développement linéaire de l'art que cette découverte a suscitée.
Mystère encore, et sans doute le plus épatant de tous, que la manière dont Herzog transforme cette passionnante exploration pédagogique en une sorte de transe méditative ouverte sur la
singularité originelle de notre espèce, seule pour une raison qu'on ignore à représenter le monde qui l'entoure. Découverte en 1994 par les spéléologues Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel et
Christian Hillaire, la grotte doit la remarquable préservation de ses trésors à l'effondrement du plafond de son entrée, il y a vingt mille ans.
Son accès est depuis lors restreint à des missions scientifiques triées sur le volet, dont les experts sont régulièrement sollicités par le réalisateur. Témoignages passionnants, qui n'échappent
pas toujours aux pointes d'humour du cinéaste, désireux de marquer la limite de la raison scientifique, telle cette démonstration calamiteuse du lancement de javelot paléolithique par un expert
sympathique mais petit bras.
On découvre surtout, grâce à la caméra de Herzog, l'intérieur de ce sanctuaire interdit, à la beauté minérale, au parois ornées d'un riche bestiaire (une quinzaine d'espèces représentées). Les
peintures reproduisent des scènes de chasse, de lutte, d'accouplement, qui semblent captées sur le vif, et témoignent d'une technique élaborée, qui joue de l'alliance entre le trait et la
surface, avec des effets saisissants de perspective, de mouvement, de relief. Le cinéaste s'y attarde longuement, silencieusement, presque religieusement.
Il les filme de surcroît en 3D, dont l'usage au cinéma, eu égard à la multiplication récente des navets tridimensionnels, n'aura jamais été plus justifié, esthétiquement et conceptuellement.
Ce film magnifique invite les vivants que nous sommes à éprouver ce que les premiers morts de notre espèce ont voulu nous transmettre. Il permet aussi de comprendre que le plus profond témoignage
de la conscience qu'a l'homme de sa présence énigmatique au monde passe par la création. Herzog, cinéaste mediumnique qui reconduit l'inquiétude de ces pionniers de l'image en mouvement, trouve
là une définition de l'art à sa mesure.
source : le Monde